Quand Stu vit
cette silhouette noire descendre furtivement vers lui, il s’adossa contre un rocher, sa jambe cassée étendue devant lui, et prit une grosse pierre dans sa main engourdie par le froid. Il était gelé jusqu’aux os. Larry avait raison. Deux ou trois jours avec cette température, et son compte serait bon. Si ce n’est que cette ombre qui descendait paraissait décidée à lui régler son compte un peu plus tôt encore. Kojak était resté avec lui jusqu’au coucher du soleil, puis il était parti en remontant sans difficulté l’éboulement. Stu ne l’avait pas appelé.
Le chien allait retrouver Glen et ses amis. Peut-être avait-il son rôle à jouer lui aussi. Mais en ce moment, il aurait bien voulu que Kojak reste un peu plus longtemps. Les comprimés, d’accord, mais il n’avait pas du tout envie que l’un des loups de l’homme noir vienne le mettre en pièces.
Il serra la pierre un peu plus fort et l’ombre s’arrêta à une vingtaine de mètres. Puis elle recommença à descendre, toute noire dans la nuit.
– Alors, viens, dit Stu d’une voix sifflante.
L’ombre remua la queue et s’approcha.
– Kojak ?
C’était lui. Et il avait quelque chose dans la gueule, quelque chose qu’il déposa aux pieds de Stu. Il s’assit, frappant le sol de sa queue, attendant un compliment.
– Bon chien ! Quel bon chien ! s’exclama Stu, stupéfait.
Kojak lui apportait un lapin.
Stu sortit son couteau de poche, l’ouvrit, dépeça le lapin en deux temps trois mouvements, arracha les entrailles fumantes et les lança à Kojak.
– Ça te plaît ?
Kojak ne se fit pas prier. Puis Stu dépiauta le lapin. L’idée de le manger cru ne plaisait guère à son estomac.
– Du bois ? dit-il à
Kojak, sans grand espoir.
Il y avait pourtant du bois mort tout le long du lit de la rivière, déposé là par la crue, mais rien à portée de la main de Stu.
Kojak remuait la queue sans bouger.
– Va chercher ! Va…
Mais Kojak était parti. Il courut en rond, fila du côté est du ravin et revint avec un gros morceau de bois mort dans la gueule. Il le laissa tomber à côté de Stu et se mit à aboyer en remuant frénétiquement la queue.
– Bon chien ! Quel
sacré clébard ! Allez, cherche, Kojak !
Bondissant de joie, Kojak repartit. Vingt minutes plus tard, il avait ramené suffisamment de bois pour faire un grand feu. Stu cassa quelques branches afin de l’amorcer. Des allumettes ? Il en avait une pochette pleine et la moitié d’une autre. À
la deuxième allumette, le petit bois s’enflamma. Bientôt, le feu grondait avec entrain et Stu s’en approcha aussi près qu’il le put, assis dans son sac de couchage. Kojak s’était couché de l’autre côté, le museau posé entre les pattes.
Quand il y eut suffisamment de braise, Stu embrocha le lapin et le mit à rôtir. L’odeur était si forte et si appétissante que son estomac commença à gronder. Kojak dressa les oreilles, fixant le lapin avec une extrême attention.
– Moitié-moitié, d’accord mon vieux ?
Un quart d’heure plus tard, Stu retirait le lapin du feu et le détachait en deux morceaux sans trop se brûler les doigts. La viande était brûlée par endroits, moitié cuite à d’autres, mais on était loin du jambon en boîte du supermarché. Stu et Kojak avalèrent leur dîner et… au moment où ils terminaient, un hurlement descendit jusqu’à eux, les glaçant jusqu’à la moelle.
– Non ! s’exclama Stu, la bouche pleine.
Kojak était déjà debout, le poil hérissé, grondant sourdement. Les pattes raides, il fit le tour du feu et gronda encore. Le hurlement s’était tu.
Stu s’allongea, une grosse pierre à côté d’une main, son couteau ouvert à côté de l’autre. Les étoiles paraissaient froides, hautaines, indifférentes. Il pensa à Fran et chassa aussitôt ces souvenirs. Ils faisaient trop mal, ventre plein ou pas. Je ne vais pas dormir, pensa-t-il. Pas avant longtemps.
Mais il dormit, avec l’aide d’un comprimé de Glen. Et lorsque les braises du feu commencèrent à noircir, Kojak s’approcha et se coucha à côté de lui pour le réchauffer. C’est ainsi que, la première nuit qui suivit leur séparation, Stu mangea alors que les autres eurent faim et qu’il dormit d’un sommeil paisible tandis que le leur fut agité par des cauchemars et par le sentiment angoissant d’une catastrophe imminente.
Le 24, Larry
Underwood et ses deux pèlerins firent une cinquantaine de kilomètres et s’arrêtèrent au nord-est de la butte San Rafael. Cette nuit-là, la température tomba au-dessous de zéro et ils firent un grand feu pour se tenir chaud. Kojak ne les avait toujours pas rejoints.
– Qu’est-ce que tu crois que Stu est en train de faire ? demanda Ralph à Larry.
– Mourir, répondit-il
sèchement.
Il s’en voulut quand il vit une grimace de souffrance apparaître sur le visage simple et honnête de Ralph, mais comment réparer ce qu’il venait de faire ? Et après tout, c’était presque certainement la vérité.
Larry se recoucha avec l’étrange conviction que c’était pour demain, qu’ils étaient presque rendus.
Cauchemars cette nuit-là. Dans celui dont il se souvint le mieux au réveil, il faisait une tournée avec un groupe, The Shady Blues Connection. Ils devaient jouer au Madison Square Garden.
Tous les billets étaient vendus. Ils étaient arrivés sur scène dans un tonnerre d’applaudissements. Larry s’était approché de son micro, avait voulu le régler à sa hauteur mais il refusait de bouger. Il s’était alors approché de celui du guitariste. Bloqué lui aussi. Du bassiste, de l’organiste, même chose. Et la foule avait commencé à hurler, à siffler, à taper des pieds. Un par un, les membres du groupe s’étaient enfuis, souriant piteusement dans leurs chemises psychédéliques à haut col, comme celles que les Byrds portaient en 1966, quand Roger McGuinn planait encore à quinze kilomètres dans les airs. Ou à quinze mille. Et pourtant Larry continuait à errer de micro en micro, essayant d’en trouver au moins un qu’il puisse régler. Mais ils faisaient tous au moins trois mètres, et tous étaient bloqués, semblables à des cobras d’acier inoxydable. Quelqu’un dans la foule s’était mis à hurler : « Allez, joue Baby, tu peux l’aimer ton mec ! » « Non, je ne joue plus ce truc, essayait-il de dire. J’ai arrêté de le jouer avec la fin du monde. » Mais ils ne l’entendaient pas et, du fond de la salle, le public commença à scander un refrain qui se répandit bientôt comme une traînée de poudre, de plus en plus fort : Baby, tu peux l’aimer ton mec ! Baby, tu peux l’aimer ton mec ! BABY, TU
PEUX L’AIMER TON MEC !
Il se réveilla, les cris de la foule résonnant encore dans ses oreilles. Il était en sueur.
Non, il n’avait pas besoin de Glen pour lui dire ce que signifiait ce rêve. Le cauchemar du micro inaccessible est un rêve courant pour les musiciens de rock, aussi courant que celui où le chanteur se voit sur scène, incapable de se souvenir d’un seul mot.
Larry se doutait bien que tous les artistes avaient eu un cauchemar semblable à celui-ci…
Avant un spectacle.
La peur de ne pas être à la hauteur. Une seule peur, écrasante : Et si tu ne peux pas ? Et si tu veux, et que tu ne puisses pas ? La terreur de ne pouvoir faire ce premier saut par lequel commence tout artiste – chanteur, écrivain, peintre, musicien.
Sois gentil avec les gens, Larry.
Quelle était cette voix ? Celle de sa mère ?
Tu es un profiteur, Larry.
Non, maman – je ne suis pas un profiteur. J’ai fini ce petit numéro. J’ai arrêté avec la fin du monde. Je te le jure.
Il se recoucha et se rendormit. Sa dernière pensée fut que Stu avait eu raison : l’homme noir allait s’emparer d’eux. Demain, pensa-t-il. Ce que nous cherchions, nous l’avons presque trouvé.